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Un moins que rien
Nouvelle de Georges Alexandrinos extrait de son livre
Un étudiant grec s’est suicidé à Paris
traduit du grec 

Je hais leur accent et tout ce qu’il trimballe. Encore aujourd’hui, quand je pense comment j’ai réussi à lui échapper et à survivre, cela me paraît comme un rêve, un interlude dans ma vie. J’ai tout extirpé de ma mémoire. Tout, pour qu’il ne me le rappelle pas, les années de mon enfance et de mon adolescence, que j’ai vécues en compagnie de celui-ci et de myriades de peines.
Seule l’histoire de ce malheureux parent, par alliance, insiste pour demeurer dans ma mémoire et me le rappeler.
Ils disent les «o», «ou» et souvent les «e», «i». Ils mangent les dernières syllabes des mots. Ils estropient ton nom. Ils prononcent les mots approximativement. Tout ceux qui vont étudier à l’université et reviennent pendant les vacances s’ils parlent un peu différemment ils les regardent de travers.

*

J’ai identifié cet accent avec cette histoire-là et dès que je m’en souviens tout surgit automatiquement derrière. Il m’entraîne. Une chose en amène une autre.  Ce « un moins que rien « on se le passait de bouche en bouche quand on évoquait son nom. Et comme ils parlaient, tous plus grands que moi, à demi-mot, je me tourmentais pour deviner ce qu’ils voulaient dire. C’est pourquoi sans doute ces mots se sont ainsi gravés dans ma mémoire. Eux semblaient leur donner mille significations et une seule en même temps. De plus ils se regardaient dans les yeux et semblaient se comprendre parfaitement. Ils parlaient comme s’il s’agissait de peste, ils disaient deux ou trois choses sur lui et l’un d’entre eux se hâtait de dire les mots « un moins que rien « et là se terminait la conversation. Souvent quelqu’un les répétait aussitôt en écho. Ces mots servaient de conclusion ou de signal pour stopper ici la conversation et les mettaient tous d’accord. Et ils changeaient de conversation devant mes yeux pleins de perplexité. Mais eux n’avaient que de l’indifférence pour mes yeux.

*

Combien le savaient-ils, donc, le secret et combien étaient initiés à la signification de ces mots ? Un grand nombre, comme j’ai constaté plus tard. Le seul obstacle, qui m’interdisait la détention de ce secret et l’initiation à la signification de ces mots, était mon petit âge.

*

Je tourmentais mon esprit pour trouver ses significations vraisemblables. J’avais beau chercher je n’en voyais que deux. L’une, en accord avec l’air que tous prenaient quand ils les prononçaient, était celle de « vil «, d’» ordure «.
Mais lui ne semblait pas être tel. Je le connaissais. Il était digne. Plein de qualités et de bonnes manières, avec du savoir-vivre, un viveur.
Tout un été quasiment je l’ai passé avec lui. Lors de ces vacances estivales j’ai été employé par l’administration où il travaillait.
Il y avait une manœuvre de l’otan et beaucoup de notre région ont été appelés. Parmi eux l’appariteur de cette administration, lequel avait précisément terminé son service militaire à peine six mois auparavant. Ainsi je me suis retrouvé à sa place pour ne pas « vagabonder « ou « aller me baigner à la rivière «, comme faisaient mes semblables, une fois qu’il n’y avait pas de possibilités que j’aille en vacances, privilège d’un très petit nombre de ma ville.

*

Le travail d’appariteur, que tous les employés prenaient soin de me faire connaître, en donnant chacun la priorité à différentes missions, qui consistaient à aller au café d’en face et à commander les cafés, à prendre des documents d’un bureau et à les porter dans un autre ainsi que dans d’autres administrations qui se trouvaient toutes près de là.
Même si je devais me trouver toujours dans le hall (quand ils ne m’avaient pas envoyé quelque part à l’extérieur), pour entendre les coups de sonnette — différents en nombre, rythme et tonalité chaque fois, en fonction de la personne qui les produisait — grâce auxquels le directeur et les autres hauts fonctionnaires me convoquaient, moi je trouvais refuge dans le bureau qui abritait mon parent par alliance, qui était contigu au hall et, comme c’était l’été, sa porte ouverte me permettait de percevoir les coups de sonnette.
Soit lui soit un de ses collègues, qui travaillait au même endroit, dès que la sonnette résonnait prononçait le nom du bureau vers lequel je devais me diriger, pour que j’apprenne au début quel bureau correspondait à chaque nombre de coups. Plus tard, quand j’avais désormais appris tous les codes, ils continuaient à m’indiquer la direction, de nombreuses fois le coup et la prononciation du nom ou du bureau, auquel je devais me présenter, coïncidaient. Petit à petit ils ont commencé à deviner quel employé exactement me convoquait et pour quelle raison.

*

Il travaillait à la comptabilité.
Il établissait des fiches dans un grand livre oblong. C’étaient les salaires des extras que l’administration engageait pendant la période estivale. Il calculait les retenues, faisait les multiplications, les soustractions et les additions.
C’est chez lui que j’ai vu pour la première fois, et il m’a expliqué leur signification, les « à report « et « de report «.
Une chose de plus que j’ai apprise de lui et dont j’étais fier, quand je l’ai appliquée le moment venu, était la suivante : Les fiches qu’il établissait devaient sortir en plusieurs copies, trois ou quatre. Il étendait avec maestria de grands carbones entre les pages et — très important — quand il écrivait il tenait le stylo, un bic jaune, avec une inclinaison suffisante, de façon que sur l’original la bille écrivât en lettres fines. Comme l’inclinaison du stylo était grande, sa partie métallique qui entourait la bille posait sur la première page sans laisser de trace, elle en laissait cependant sur les autres, à l’aide des carbones. Les lettres qui s’écrivaient ainsi sur les doubles acquéraient une perspective, elles semblaient en relief. Son écriture était grande, ronde et lisible.
Le plus intéressant est qu’il avait donné une destination et un sens à l’existence d’un objet inutile qui se trouve — encore aujourd’hui — sur nombre de bureaux des administrations publiques, la plupart du temps pour qu’il se remplisse de poussière et prenne de la place. C’est un petit pot en plastique rond qui en son intérieur accueille une petite éponge également ronde, qui à son tour doit accueillir l’eau pour que les employés humectent le côté plein de colle des timbres fiscaux et des timbres-poste et qu’ils les collent là où il faut. Lui utilisait donc cet objet pour une utilisation plus intéressante. Il mettait un peu, très peu, d’eau calculée, dont lui seul savait la dose — plus tard il m’a expliqué et je le faisais à sa place plein de joie —, et comme il écrivait les fiches, avec un mouvement plein de coquinerie, il touchait le stylo à la surface de l’éponge humidifiée juste ce qu’il faut, de façon que l’encre qui avait coulé autour de la bille et qui pouvait occasionner des gribouillis restât sur l’éponge. Et puis il continuait à écrire. Ce geste se répétait de plus en plus fréquemment, puisque au fur et à mesure que le bic s’utilise l’encre qui déborde augmente. Comme la petite éponge gardait l’encre, il fallait la laver souvent pour qu’elle soit propre.
Toutes ces petites choses, qui alors me semblaient intéressantes suffisaient pour que je le trouve particulièrement sympathique. Sans compter qu’il me conseillait et qu’il m’avait pris « sous sa protection «, de façon que personne ne puisse me maltraiter ou me parler n’importe comment… Grâce à lui j’étais devenu une personne respectée, bien qu’adolescent…
En plus, il savait s’habiller. C’est l’homme le mieux habillé de ma mémoire de cette époque. Il savait marier les couleurs. Au travail, en faisant des remarques sur l’habillement de ses collègues, il parlait souvent de la manière dont il faut marier les couleurs. Et pas d’une manière féminine, que votre esprit n’aille pas là où il ne faut pas. C’est de sa bouche que j’ai entendu la première fois les mots bordeaux* et bleu marine*. L’été, les dimanches et jours fériés, il portait un costume blanc, des chaussettes blanches, des souliers blancs et une cravate blanche, légèrement lamée. Il fallait de l’audace pour déambuler dans notre ville provinciale habillé ainsi. Si ç’avait été quelqu’un d’autre il aurait semblé cocasse, mais lui savait porter avec grâce ses vêtements.
De même il faisait quelque chose d’autre, qui m’avait fait impression et qu’alors j’avais vu faire seulement par les touristes, aujourd’hui je sais que cela se fait en Europe. Il buvait de la bière sans manger, ainsi, uniquement pour se désaltérer les chaudes soirées d’été.
Après sa mort, j’ai appris par son neveu, qui avait hérité de ses biens, qu’il apprenait l’anglais, le français et l’espagnol grâce à « une méthode sans professeur «. Il avait une collection de disques, rangés soigneusement dans des albums en plastique, où il était écrit sur chacun sa table des matières. Les disques étaient des chansons russes, des flamencos espagnols, Bach, Beethoven… 

*

Tout ceci m’empêchait d’admettre cette première signification. C’est pourquoi ma pensée penchait avec certitude pour la deuxième. Perdu : « celui qui a joué et qui a perdu «. De plus cette hypothèse était plus séduisante, car de la manière dont il se comportait, c’était quelqu’un qui savait perdre, et cela est important.

*

Il est mort jeune. Autour de quarante-cinq ans. Son enterrement a eu lieu un dimanche. On nous conduisait en rang à l’église, quand nous avons croisé son cercueil. Mon voisin dans le rang m’a dit avec une certaine dose d’ironie : « Il est mort ton oncle «, et moi alors, là, j’ai ressenti que je l’ai trahi : « Ce n’était pas mon oncle «, ai-je dit, « nous étions des parents par alliance «. Le deuil qui régnait dans l’atmosphère et le regard de notre professeur ont stoppé net notre bavardage.
Quelques jours plus tard une parente à nous disait à ma mère qu’on avait pratiqué une autopsie pour voir de quoi il était mort et elle a terminé sa phrase par « son foie était foutu «. Il était mort d’une cirrhose du foie.

*

Il était mort et désormais les références de la famille pour sa personne étaient devenues rares et plus indulgentes. Moi je continuais à ignorer la signification de la qualification qu’on lui attribuait de son vivant.

*

Des années après, en parlant avec ma mère, j’ai adroitement amené la conversation sur lui. En faisant semblant de demander des détails, des éclaircissements sur son cas. Mais elle l’a compris que je ne savais rien et elle m’a expliqué. Lui, avant que je ne le connaisse, quand moi j’étais petit, il avait une place, une très bonne place. Il était caissier à la banque. C’est lui qui tenait l’argent. Un de ses cousins a eu besoin, d’urgence, pour des raisons de santé, pour une opération, de dix mille drachmes, très grosse somme pour l’époque. Il a pris l’argent à la banque, l’a prêté à son cousin, avec l’intention bien entendu de le restituer. Il n’avait rien dit à personne. Le temps avait passé et l’argent n’était pas retourné dans le coffre-fort. Jusqu’au jour où l’inspecteur est arrivé et a fait un contrôle à la banque. L’inspecteur n’a rien trouvé, aucune irrégularité, et quand il fut prêt à signer le rapport, lui tout seul, plein d’audace lui a dévoilé que pour une raison de grande nécessité il avait soustrait ces dix mille drachmes et que rapidement il les restituerait. Et cela dans un pays où tous courbent la tête pour une petite place. Dans un pays où ses jeunes, diplômés, ayant le bac ou pas, implorent, s’agenouillent, prient, supplient pour une nomination par n’importe qui, n’importe où et n’importe comment.
Voilà sa faute, c’est pour cela qu’on le caractérisait comme on le caractérisait. Il s’est vexé l’inspecteur qui ne s’était pas rendu compte du trou et ainsi lui a perdu sa place. Il avait désormais dépassé la limite d’âge et il ne pouvait plus être nommé de nouveau — mais par ailleurs on n’avait pas non plus confiance en lui — et c’est pourquoi il travaillait par-ci, par-là. Quand je l’ai connu, dans l’administration où il travaillait, il était employé, avec un contrat renouvelable chaque année et avec un bas salaire. Il était ce qu’il est devenu, héros dans une nouvelle.

*

Ma deuxième hypothèse était la bonne. Il avait joué et avait perdu.

*

Encore aujourd’hui quand je suis fatigué ou quand j’ai beaucoup parlé moi aussi, je dis les «o» «ou» et souvent les «e»  «i». Il ne veut décidément pas me lâcher cet accent.

© Georges Alexandrinos






















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