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La feuille
traduit
du grec
C’était le temps où je
voyais le monde en contre-plongée*.
Enfant, je levais mon regard vers le haut pour voir les grands et leurs
actes. Pour discerner ce que ceux-ci s’évertuaient soigneusement à me
cacher. Pour décrypter leurs codes. Et tout prenait alors, à mes yeux,
une dimension eschylienne, dans cette Tragédie Grecque Contemporaine
qui se jouait malgré moi.
Le champ d’action de mes
observations était l’atelier de mon père qui
se trouvait sur l’agora, au centre de la ville. Je devais aller à
l’atelier pour que mon père m’expédie aux besognes extérieures. Mes
vacances d’été je les passais toutes sur le trottoir assis sur la
bordure cimentée de la porte, attendant l’ordre. En face le Marché aux
légumes, des baraques de tôle et de toile cirée. Là où se terminaient
les baraques s’élevait une horloge à l’architecture bâtarde, importée
de l’étranger, avec un petit avion en zinc à son sommet. Une prétendue
girouette de la quiétude de notre petite ville. Suivait à droite un
terrain vague dénivelé où chaque samedi se tenait le marché. A cette
époque-là, le samedi était, encore, un jour ouvrable.
Exactement à côté de
l’atelier de mon père, Aristide tenait le café du
« Bar des 5 a ».
— Sais-tu ce que ça
signifie ?
— Ami, amène, des amis,
alimentez-vous, allez-vous en…
Le bar était un trou.
N’y entraient que l’évier, le réchaud à gaz et un
frigidaire. Le samedi, comme les gens descendaient des villages, il
faisait des tripes d’agneau enroulées à la broche et du kébab dans une
rôtissoire installée sur le trottoir. Deux ou trois petites tables en
métal et des chaises en paille tressée — sur le trottoir elles
aussi — accueillaient les clients habituels. Passant habituel,
mais pas forcément client toujours, le marchand de journaux Andrea.
Agé, petit, étrangement bègue, la bouche de travers — de
refroidissement sans doute — sa mâchoire supérieure avec des dents en
or, il annonçait à haute voix en prononçant d’une manière dissonante,
le nom de quelques journaux sélectionnés, tandis que son grand étui de
cuir, avec sa lourde charge, les contenait tous.
Son frère, propriétaire
de la grande librairie-papeterie centrale de la
place, avait aussi la diffusion des journaux. Là, j’avais admiré,
maintes fois, la dextérité d’un employé, lequel à l’aide d’un outil
métallique des menuisiers en forme de L, dont le petit côté est plus
plein — équerre l’appellent ses utilisateurs — découpait avec des
gestes rapides, fermes, précis, dans la première page des journaux
invendus, la zone qui portait la date. Comme lui-même m’avait expliqué,
satisfaisant ma curiosité enfantine, ils retournaient pour une question
de facilité, uniquement ces petites coupures au lieu des journaux
entiers, aux agences centrales. Les corps restants des journaux ils les
donnaient au kilo à un épicier, lequel les utilisait pour emballer les
produits qu’il vendait. De plus, ce dernier cédait au détail ces
journaux, sans date en première page, à d’autres professionnels qui
avaient besoin de papier d’emballage. Acheteur de tels journaux je
l’étais aussi, puisque mon père les utilisait pour emballer les
chaussures qu’il réparait. Il était cordonnier. Cordonnerie. Un lion
tenant fermement entre ses pattes de devant un godillot qu’il mordait
avec acharnement. « Tu le déchireras mais ne le découdras pas »,
proclamait le slogan sur la qualité écrit en demi cercle. Quelque part
il a rouillé cet écriteau en tôle et je l’ai perdu. Il portait aussi la
signature de l’artiste.
Parmi les journaux que
j’achetais, il y avait aussi des titres,
lesquels ont disparu, comme I Vradyni, I Athinaïki, I Mesimvrini. Un
journal éveillait particulièrement mon intérêt et comme l’employé de
l’épicerie me donnait un paquet au hasard, chaque fois, j’étais content
quand il arrivait que celui-ci aussi soit parmi les autres. I Avgi. Je
me divertissais et en même temps j’avais peur des dessins de la
première page d’un certain Bost qui faisait des fautes d’orthographe.
Leurs trois protagonistes, osseux, dépenaillés, laids, « Maman
Grèce », « La Petite Chômeuse » et « L’Affamé »,
montraient une certaine joie, car, même si la feuille qui les
renfermait en était réduite à du papier d’emballage, ils trouvaient un
lecteur, lequel anxieusement désirait les rencontrer. Brutalement mon
père saisissait un morceau du journal, le plaçait sur la semelle de la
chaussure, laquelle avait déjà été ajustée sur l’enclume, et à l’aide
d’une râpe il frottait sur le périmètre de la semelle pour enlever
l’estampille et il m’envoyait acheter le cuir dont il avait besoin. Il
faisait de même pour les talons aussi, quand des clients exigeants
demandaient des talons de cuir et non en caoutchouc. Ainsi mon père
utilisait les journaux pour une autre raison que celle de l’emballage.
Naturellement que je m’attristais quand je voyais la figure de «
L’Affamé » se brésiller inexorablement sous les dents de la râpe
ou mes trois compagnons se froisser au bord du paquet, mais je ne
pouvais pas intervenir. Tout se passait si vite. Avec des gestes
adroits mon père emballait les chaussures en mettant l’une en face de
l’autre, côté intérieur et tête-bêche, et il m’envoyait les porter à
leur propriétaire.
En voyant Andrea chargé
sillonner la ville, je savais qu’une partie de
son chargement finirait aussi entre mes mains et que des informations
et des opinions emballeraient des marchandises et des chaussures. Des
informations sensationnelles. Des analyses politiques. Des drames
érotiques. Des nouvelles artistiques. Des photos de belles femmes. Des
records sportifs. Des naissances d’étoiles. Des morts de célébrités.
Des textes éphémères.
Je les lisais. Ma
consolation face à ce service obligatoire durant mes
vacances d’été, que je faisais à l’atelier de mon père. Mais ma plus
grande émotion me l’offrait un épisode quotidien qui avait lieu sur le
trottoir devant mes yeux ébahis, presque toujours à la même heure.
Aristide se tenait sur
la bordure du café, il déboutonnait un ou deux
boutons de sa chemise, jetait un rapide regard aux alentours,
s’assurait de quelque chose et ensuite il adressait au marchand de
journaux Andrea, qui l’approchait de ses pas lents, fatigué par le
poids de l’actualité, sa phrase conventionnelle : « Andrea, elle est
arrivée la feuille ? » sans jamais la nommer. Alors tous deux
jetaient un regard innocent à moi l’involontaire invité et tout aussi
inoffensif spectateur de leur pièce conspiratrice. Andrea avec maestria
et le naturel qu’il avait acquis de par la répétition quotidienne de
son rôle, tirait un journal de son étui et simultanément d’une main, à
l’instar d’un prestidigitateur, le pliait aussitôt en quatre, le
titre du côté intérieur, et le donnait sur-le-champ à Aristide ;
celui-ci le fourrait dans sa chemise, boutonnait ses boutons, feignant
d’avoir seulement alors découvert cette négligence dans sa tenue et
payait le prix de la feuille à Andrea. Et tout cela en un rien de
temps. Rituel mystérieux dont la cause de son accomplissement me
galvanisait pour découvrir le titre du journal, parce que je croyais
que c’était lui qui allait résoudre le mystère de la conspiration des
deux hommes.
La découverte s’est
faite par la faute d’Andrea, lequel avait placé
différemment de ce qu’il fallait le journal dans son étui et, en le
tirant, il l’a plié sans le voir. I Avgi. Oui, mais pourquoi ?
Même si le titre m’a été révélé, à ce moment-là je n’ai pas compris. Il
me manquait des éléments complémentaires**.
Mystère qui s’est résolu
plus tard.
Enfant je ne comprenais
pas que cet échange conspirateur des deux
hommes cachait toute l’Histoire de la Grèce de l’après-guerre.
Athènes, juillet 1996
* En
français dans le texte original
** En
Grèce, après la guerre civile (1946-1949), le parti communiste grec et
son organe de presse officiel, le journal, O Rizospastis (Le radical),
sont interdits et considérés hors la loi.
Les
gens de gauche créent alors le parti E.D.A. (Gauche Démocratique
Unifiée) dont le journal s’intitule I Avgi (L’Aurore), que ses
lecteurs, à l’instar du personnage de cette nouvelle, Aristide,
lisaient loin des regards indiscrets de la police et de ses
collaborateurs.
Jusqu’au
24 juillet 1974, date de la chute du régime des colonels qui s’étaient
emparés du pouvoir après le coup d’Etat du 21 avril 1967, le climat
politique était farouchement anticommuniste.
©
Georges Alexandrinos
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