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8
La feuille
Nouvelle de Georges Alexandrinos extrait de son recueil des nouvelles
La nuit tombe à Grevena
traduit du grec
C’était le temps où je voyais le monde en contre-plongée*. Enfant, je levais mon regard vers le haut pour voir les grands et leurs actes. Pour discerner ce que ceux-ci s’évertuaient soigneusement à me cacher. Pour décrypter leurs codes. Et tout prenait alors, à mes yeux, une dimension eschylienne, dans cette Tragédie Grecque Contemporaine qui se jouait malgré moi.
Le champ d’action de mes observations était l’atelier de mon père qui se trouvait sur l’agora, au centre de la ville. Je devais aller à l’atelier pour que mon père m’expédie aux besognes extérieures. Mes vacances d’été je les passais toutes sur le trottoir assis sur la bordure cimentée de la porte, attendant l’ordre. En face le Marché aux légumes, des baraques de tôle et de toile cirée. Là où se terminaient les baraques s’élevait une horloge à l’architecture bâtarde, importée de l’étranger, avec un petit avion en zinc à son sommet. Une prétendue girouette de la quiétude de notre petite ville. Suivait à droite un terrain vague dénivelé où chaque samedi se tenait le marché. A cette époque-là, le samedi était, encore, un jour ouvrable.
Exactement à côté de l’atelier de mon père, Aristide tenait le café du « Bar des 5 a ».
— Sais-tu ce que ça signifie ?
— Ami, amène, des amis, alimentez-vous, allez-vous en…
Le bar était un trou. N’y entraient que l’évier, le réchaud à gaz et un frigidaire. Le samedi, comme les gens descendaient des villages, il faisait des tripes d’agneau enroulées à la broche et du kébab dans une rôtissoire installée sur le trottoir. Deux ou trois petites tables en métal et des chaises en paille tressée — sur le trottoir elles aussi  — accueillaient les clients habituels. Passant habituel, mais pas forcément client toujours, le marchand de journaux Andrea. Agé, petit, étrangement bègue, la bouche de travers — de refroidissement sans doute — sa mâchoire supérieure avec des dents en or, il annonçait à haute voix en prononçant d’une manière dissonante, le nom de quelques journaux sélectionnés, tandis que son grand étui de cuir, avec sa lourde charge, les contenait tous.
Son frère, propriétaire de la grande librairie-papeterie centrale de la place, avait aussi la diffusion des journaux. Là, j’avais admiré, maintes fois, la dextérité d’un employé, lequel à l’aide d’un outil métallique des menuisiers en forme de L, dont le petit côté est plus plein  — équerre l’appellent ses utilisateurs — découpait avec des gestes rapides, fermes, précis, dans la première page des journaux invendus, la zone qui portait la date. Comme lui-même m’avait expliqué, satisfaisant ma curiosité enfantine, ils retournaient pour une question de facilité, uniquement ces petites coupures au lieu des journaux entiers, aux agences centrales. Les corps restants des journaux ils les donnaient au kilo à un épicier, lequel les utilisait pour emballer les produits qu’il vendait. De plus, ce dernier cédait au détail ces journaux, sans date en première page, à d’autres professionnels qui avaient besoin de papier d’emballage. Acheteur de tels journaux je l’étais aussi, puisque mon père les utilisait pour emballer les chaussures qu’il réparait. Il était cordonnier. Cordonnerie. Un lion tenant fermement entre ses pattes de devant un godillot qu’il mordait avec acharnement. « Tu le déchireras mais ne le découdras pas », proclamait le slogan sur la qualité écrit en demi cercle. Quelque part il a rouillé cet écriteau en tôle et je l’ai perdu. Il portait aussi la signature de l’artiste.
Parmi les journaux que j’achetais, il y avait aussi des titres, lesquels ont disparu, comme I Vradyni, I Athinaïki, I Mesimvrini. Un journal éveillait particulièrement mon intérêt et comme l’employé de l’épicerie me donnait un paquet au hasard, chaque fois, j’étais content quand il arrivait que celui-ci aussi soit parmi les autres. I Avgi. Je me divertissais et en même temps j’avais peur des dessins de la première page d’un certain Bost qui faisait des fautes d’orthographe. Leurs trois protagonistes, osseux, dépenaillés, laids, « Maman Grèce », « La Petite Chômeuse » et « L’Affamé », montraient une certaine joie, car, même si la feuille qui les renfermait en était réduite à du papier d’emballage, ils trouvaient un lecteur, lequel anxieusement désirait les rencontrer. Brutalement mon père saisissait un morceau du journal, le plaçait sur la semelle de la chaussure, laquelle avait déjà été ajustée sur l’enclume, et à l’aide d’une râpe il frottait sur le périmètre de la semelle pour enlever l’estampille et il m’envoyait acheter le cuir dont il avait besoin. Il faisait de même pour les talons aussi, quand des clients exigeants demandaient des talons de cuir et non en caoutchouc. Ainsi mon père utilisait les journaux pour une autre raison que celle de l’emballage. Naturellement que je m’attristais quand je voyais la figure de « L’Affamé » se brésiller inexorablement sous les dents de la râpe ou mes trois compagnons se froisser au bord du paquet, mais je ne pouvais pas intervenir. Tout se passait si vite. Avec des gestes adroits mon père emballait les chaussures en mettant l’une en face de l’autre, côté intérieur et tête-bêche, et il m’envoyait les porter à leur propriétaire.
En voyant Andrea chargé sillonner la ville, je savais qu’une partie de son chargement finirait aussi entre mes mains et que des informations et des opinions emballeraient des marchandises et des chaussures. Des informations sensationnelles. Des analyses politiques. Des drames érotiques. Des nouvelles artistiques. Des photos de belles femmes. Des records sportifs. Des naissances d’étoiles. Des morts de célébrités.
Des textes éphémères.
Je les lisais. Ma consolation face à ce service obligatoire durant mes vacances d’été, que je faisais à l’atelier de mon père. Mais ma plus grande émotion me l’offrait un épisode quotidien qui avait lieu sur le trottoir devant mes yeux ébahis, presque toujours à la même heure.
Aristide se tenait sur la bordure du café, il déboutonnait un ou deux boutons de sa chemise, jetait un rapide regard aux alentours, s’assurait de quelque chose et ensuite il adressait au marchand de journaux Andrea, qui l’approchait de ses pas lents, fatigué par le poids de l’actualité, sa phrase conventionnelle : « Andrea, elle est arrivée la feuille ? » sans jamais la nommer. Alors tous deux jetaient un regard innocent à moi l’involontaire invité et tout aussi inoffensif spectateur de leur pièce conspiratrice. Andrea avec maestria et le naturel qu’il avait acquis de par la répétition quotidienne de son rôle, tirait un journal de son étui et simultanément d’une main, à l’instar d’un prestidigitateur,  le pliait aussitôt en quatre, le titre du côté intérieur, et le donnait sur-le-champ à Aristide ; celui-ci le fourrait dans sa chemise, boutonnait ses boutons, feignant d’avoir seulement alors découvert cette négligence dans sa tenue et payait le prix de la feuille à Andrea. Et tout cela en un rien de temps. Rituel mystérieux dont la cause de son accomplissement me galvanisait pour découvrir le titre du journal, parce que je croyais que c’était lui qui allait résoudre le mystère de la conspiration des deux hommes.
La découverte s’est faite par la faute d’Andrea, lequel avait placé différemment de ce qu’il fallait le journal dans son étui et, en le tirant, il l’a plié sans le voir. I Avgi. Oui, mais pourquoi ?  Même si le titre m’a été révélé, à ce moment-là je n’ai pas compris. Il me manquait des éléments complémentaires**.
Mystère qui s’est résolu plus tard.
Enfant je ne comprenais pas que cet échange conspirateur des deux hommes cachait toute l’Histoire de la Grèce de l’après-guerre.

Athènes, juillet 1996


* En français dans le texte original

** En Grèce, après la guerre civile (1946-1949), le parti communiste grec et son organe de presse officiel, le journal, O Rizospastis (Le radical), sont interdits et considérés hors la loi.
Les gens de gauche créent alors le parti E.D.A. (Gauche Démocratique Unifiée) dont le journal s’intitule I Avgi (L’Aurore), que ses lecteurs, à l’instar du personnage de cette nouvelle, Aristide, lisaient loin des regards indiscrets de la police et de ses collaborateurs.
Jusqu’au 24 juillet 1974, date de la chute du régime des colonels qui s’étaient emparés du pouvoir après le coup d’Etat du 21 avril 1967, le climat politique était farouchement anticommuniste.


© Georges Alexandrinos


1. Ma cousine qui a failli devenir hôtesse de l’air

2. Un moins que rien

3. L’amitié

4. Cherchez la femme

5. The tiger

6. L’homme aux masques

7. Des curriculum vitæ

8. La feuille
















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